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DANS CENTRAL PARK
Tandis que j’écoutais l’histoire d’Audee, me rongeais d’inquiétude à propos du général Julio Cassata, virevoltais et faisais la fête, voici ce qui se passa dans le temps ralenti, entre Klara et moi :
Je m’avançai vers elle, un grand sourire affectueux aux lèvres (les lèvres de mon double).
— Hello, Klara ! dis-je.
Elle se leva, éberluée.
— Robin ! quelle surprise de te voir ! comme je suis contente.
Elle laissa les deux hommes avec qui elle était pour venir vers moi. Quand elle voulut m’embrasser, je dus reculer. Lorsqu’un stocké veut être tendre avec un barbaque, il se heurte à quelques petits inconvénients, dont l’insubstantialité. On peut les aimer mais on ne peut pas les embrasser.
— Désolé, commençai-je.
— Oh ! bon sang, j’avais oublié, dit-elle, confuse. C’est impossible, hein ? Mais tu m’as l’air en pleine forme, Robin.
— Je me donne l’apparence dont j’ai envie. Je suis mort, tu sais.
Il lui fallut une longue minute pour répondre à mon sourire, mais elle y parvint.
— Alors tu as bon goût. J’espère que j’en aurai autant que toi quand ils me mettront en boîte.
— Hello, Robin, dit Dane Metchnikov qui nous avait rejoints.
— Désolé mais on ne peut pas échanger une poignée de main. (Désolé est mon mot préféré, ma parole, songeai-je. Répétons-le donc.) Désolé que tu sois resté coincé dans le trou noir. Mais je suis content que tu en sois sorti.
Pour rétablir la vérité, car Metchnikov avait toujours aimé rétablir la vérité, il précisa :
— Je n’en suis pas sorti. C’est Klara qui est venue me sauver.
Ce ne fut qu’à cet instant que je me rappelai qu’Albert avait dit que Metchnikov voulait prendre conseil auprès d’un avocat.
Lecteur, n’oubliez pas que ce n’était pas moi qui parlais, mais mon double.
Lorsque vous parlez par l’intermédiaire d’un double, il y a deux moyens de le faire. Soit vous enclenchez le double et vous le laissez mener seul la conversation. Soit vous lui soufflez les réponses, lorsque vous piaffez d’impatience et que vous voulez savoir au plus vite ce qui se passe, ce qui était mon cas. Je soufflai donc les réponses à mon double en une fraction de milliseconde, et il transmettait à la vitesse barbaque. Vous pigez ? C’est comme lorsqu’on fait chanter des gars qui ne connaissent pas les paroles de la chanson :
« Dans une caverne, dans un canyon… »
« DANS UNE CAVERNE, DANS UN CANYON… »
« Creusant une mine… »
« CREUSANT UNE MINE… »
« Vivait un mineur… »
Mais je ne dirigeais pas une troupe d’alcoolos autour d’un piano. Je soufflais des phrases à mon double. Et entre ces phrases, il me restait beaucoup de temps pour penser et observer.
J’observais avant tout Klara, tout en tenant à l’œil ses deux compagnons.
Bien qu’ils fussent aussi lents que des limaçons, j’avais bien vu que Metchnikov avait commencé à avancer sa main vers moi. En soi, c’était bon signe. J’en aurais déduit qu’il n’allait pas me reprocher de l’avoir abandonné… s’il n’avait pas parlé aux avocats.
L’autre type m’était inconnu. Les résultats de mon observation ne me plurent guère. Il avait belle allure, ce salaud. Grand, bronzé, souriant et le ventre plat. Il enlaçait de nouveau Klara alors même qu’elle me parlait.
Ce geste de familiarité n’a pas d’importance, me dis-je. Klara a tenu la main de Metchnikov, et pourquoi pas ? Ce sont de vieux amis… Malheureusement, jadis, un peu plus que de simples amis. C’est donc tout naturel. Mais que l’éphèbe l’enlace ? Bah ! ça ne veut rien dire. Un geste amical, sans plus. C’est peut-être un parent ou, je n’en sais rien, moi… son psychanalyste venu l’aider à surmonter le choc de nos retrouvailles.
Regarder Klara ne me fournit aucune réponse. Mais je prenais plaisir à la dévorer des yeux et me souvenais de toutes les fois où je l’avais regardée ainsi, avec amour.
Elle n’avait pas changé. Elle était exactement comme mon éternel et unique Grand Amour (enfin, presque unique). L’actuelle Gelle-Klara Moynlin n’était pas distincte de la Klara que j’avais laissée dans l’espace, près du kugelblitz, après ma mort, et cette Klara-là aussi ressemblait en tout point à celle que j’avais balancée dans un trou noir quelques décennies auparavant.
La Médication Totale n’expliquait pas ce prodige. Essie barbaque est un exemple des prouesses accomplies par la Médication Totale. Elle demeure vraiment jeune et adorable, elle aussi. Mais la plupart de ceux qui se font rénover en profitent, par la même occasion, pour améliorer quelques détails. On retrousse un peu son nez, on se fait faire des boucles naturelles… Même Essie le fait.
Mais pas Klara. Je me souvenais bien qu’elle trouvait dans le temps ses sourcils un peu trop épais, sa silhouette un peu trop enrobée. Mais cela n’avait pas changé. On ne l’avait donc pas rajeunie. Elle était restée jeune. Il n’y avait qu’une seule explication.
Le trou noir. De son plein gré, elle était retournée là où je l’avais abandonnée, là où le temps avance en rampant. Les décennies que j’avais vécues n’avaient représenté pour elle que quelques mois.
Je continuais à la dévorer des yeux. Pourtant, je ne la désirais pas vraiment. C’était une curieuse sensation. Non, je n’étais pas à deux doigts de lui arracher ses vêtements et de l’allonger là, tout de suite, sur le gazon de Central Park, avec les cerisiers en fleur au-dessus de nos têtes, Metchnikov et le beau type au ventre plat en train de nous mater. Non, je n’avais pas envie de lui faire l’amour, du moins pas concrètement. Cela ne tenait pas simplement au fait que c’était (naturellement) impossible. L’impossible ne compte pas quand on a le diable au corps. En fait, je ne voulais surtout pas que Metchnikov ou l’autre type la touche.
Je sais ce que c’est. Ça porte un nom : jalousie. Je dois avouer que j’ai été très jaloux dans ma vie.
Dane Metchnikov était enfin parvenu à prononcer une phrase entière.
— Moi, je trouve que tu as beaucoup changé, m’avait-il dit.
Et ce, sans sourire. Cela n’avait guère d’importance car, même à l’époque de la Grande Porte, il n’avait jamais été du genre souriant. Et il était normal que j’aie changé à ses yeux, puisqu’il ne m’avait pas revu depuis cette époque-là, donc depuis beaucoup plus longtemps que Klara. Le moment était venu de sonder cette histoire d’avocats. Aussi fis-je comme chaque fois que j’ai besoin d’un conseil et d’informations rapides. J’appelai Albert.
Bien entendu, je ne l’appelai pas à haute voix. Klara et les deux hommes n’entendirent rien. Et lorsque Albert apparut, il n’était pas plus visible à leurs yeux que mon vrai moi.
De toute évidence, Albert était d’humeur à plaisanter. Il m’offrait un spectacle désuet plutôt rare.
Il portait en guise de turban un des pulls usés et moches qu’il affectionnait. Il avait pris aussi des libertés avec son physique. Ses yeux étaient plus étroits et soulignés de khôl. Son teint plus sombre. Ses cheveux noir de jais.
— Ô maître, mon ouïe a entendu et j’obéis, chantonna-t-il sur un ton plein de révérence. Pourquoi avez-vous fait sortir votre génie de son douillet flacon ?
— Espèce de clown. Je vais demander à Essie de te reprogrammer si tu n’enlèves pas ce déguisement. Pourquoi cette comédie ?
— Ô maître, dit-il en baissant la tête, votre humble messager redoute le juste courroux de votre noble moi quand votre moi entend de mauvaises nouvelles.
— Et merde ! (Mais je dus reconnaître qu’il m’avait fait rire et le rire est un moyen de rendre les mauvaises nouvelles plus faciles à supporter.) Ah ! J’ai compris : Metchnikov. Il était en mission dans le trou noir et il est revenu. À mon avis, cela signifie qu’il a droit à une part du bonus scientifique que j’ai moi-même reçu pour cette mission.
Albert me jeta un regard intrigué. Puis, tout en dénouant le pull de sa tête, il dit :
— C’est exact, Robin. Mais il n’y a pas que lui. Quand Klara est retournée dans le trou noir avec Harbin Eskladar…
— Attends ! Qui ?
— C’est Harbin Eskladar, expliqua-t-il en désignant le beau mec. Tu m’avais dit que tu le connaissais.
— Albert, soupirai-je en rectifiant mes erreurs en fonction de cette nouvelle donne, tu devrais savoir depuis le temps que lorsque je te dis que je sais quelque chose, je mens.
— C’était bien ce dont j’avais peur, répondit-il avec sérieux. C’est là une mauvaise nouvelle.
Il se tut, comme s’il ne savait comment poursuivre. Je lui tendis une perche.
— Tu as dit qu’ils étaient retournés tous les deux dans le trou noir où je les avais tous balancés.
— Oh ! Robin, soupira-t-il. (Par bonheur, il ne fit pas allusion à ma culpabilité.) Oui, c’est exact, seulement, ils ont sauvé tout l’équipage : les deux Danny, Susie Herein, les filles de la Sierra Leone…
— Je sais qui faisait partie de cette mission, coupai-je. Bon Dieu ! Ils sont tous revenus ?
— Oui, tous, Robin. Et dans un certain sens, ils ont tous droit à une part entière. C’est pourquoi Dane Metchnikov a consulté un avocat. Toutefois, dit-il sur un ton songeur en sortant sa pipe d’une poche, le teint discrètement redevenu normal, ses cheveux de nouveau blancs, cela pose des problèmes éthiques et légaux inhabituels. Tu te souviens du premier litige. Les avocats ont fait appel au principe dit du « veau qui suit la vache », dans leur jargon. Cela signifie que toute la fortune que tu as accumulée depuis cette mission peut être considérée dans un certain sens comme le fruit de ce bonus scientifique que tu as reçu à ton retour. Bonus que vous auriez partagé entre vous tous s’ils étaient revenus avec toi.
— Donc, je dois leur donner de l’argent ?
— « Tu dois » est une expression outrée, mais en gros, c’est ça, Robin. Tu as versé à Klara lorsqu’elle a refait surface cent millions de dollars de dommages-intérêts. Étant donné que j’ai senti le vent tourner, j’ai pris la liberté de demander à ton programme juridique de contacter l’avocat de Metchnikov. Cette somme semble raisonnable. Un arrangement du même ordre de grandeur serait valable pour tous les autres, je crois. Bien sûr, ils peuvent réclamer plus. Mais je ne pense pas qu’ils obtiendraient gain de cause. La jurisprudence prévoit aussi des limites.
— Oh ! fis-je, soulagé. (J’ignorais le montant de ma fortune. Quelques dizaines de milliards de dollars. Un milliard en moins ne changerait pas grand-chose.) Je croyais que tu avais de mauvaises nouvelles.
— Je ne t’ai pas encore donné les mauvaises nouvelles, observa-t-il en allumant sa pipe.
Il tirait sur sa pipe en me lorgnant à travers la fumée.
— Bon sang, fais-le !
— Cet autre homme, Harbin Eskladar.
— Eh bien, quoi cet homme, enfin ?!
— Klara l’a rencontré après être descendue de l’Amour. C’était aussi un pilote. Ils ont décidé de retourner dans le trou noir. Pour cela, ils ont affrété le vaisseau de Juan Henriquette Santos-Schmitz, qui pouvait y entrer. Et avant de partir… eh bien… voilà, Robin, Klara et Eskladar se sont mariés.
Parfois, lorsqu’on vous apprend une nouvelle surprenante, vous savez que vous auriez dû vous y attendre. Celle-là était renversante.
— Merci, Albert, dis-je d’une voix sourde en le congédiant.
Il partit en soupirant, mais partit quand même.
Je n’avais plus le cœur à continuer de parler avec Klara. J’indiquai à mon double ce qu’il devait dire à Klara, Metchnikov et même à ce Harbin Eskladar. Mais je ne restai pas avec eux. Je me réfugiai dans l’espace gigabit et le rabattis sur moi.
Je sais ce qui est important. Je comprenais aussi bien qu’Albert que l’Ennemi était un problème effrayant. Si j’avais pu dormir, l’idée que l’univers allait s’écraser sur nos têtes m’aurait donné des cauchemars. J’avais très souvent des crises d’agitation et de dépression quand je songeais à ce gang d’Assassins dans leur kugelblitz, prêts à tout instant à nous bousiller comme ils avaient bousillé les Fainéants, les esprits stellaires et ceux qui avaient vécu enterrés sous la glace.
Mais il y a important et important. Je suis encore assez humain pour estimer que les relations interpersonnelles sont importantes. Même lorsque tout ce qu’il en reste n’est que le besoin d’avoir la certitude absolue que les sentiments se sont émoussés.
Après qu’Albert fut allé où il va quand je n’ai pas besoin de lui, je flottai pendant longtemps dans l’espace gigabit, sans rien faire. Assez longtemps du moins pour que, lorsque je jetai un nouveau coup d’œil dans Central Park, Klara soit enfin parvenue au moment de dire : « Robin, j’aimerais te présenter mon… »
Bizarre ! Je n’avais pas envie d’entendre le mot « mari », et je pris la fuite.
À vrai dire, je ne fuis pas mais courus vers Essie. Elle dansait une polka effrénée avec un barbu, sur la piste de danse de l’Enfer bleu. Quand je fonçai sur eux, elle s’exclama :
— Oh ! Robin chéri, comme je suis contente de te voir ! Tu es au courant ? L’embargo est levé !
— Chouette ! dis-je en chancelant.
Elle me dévisagea, soupira et m’entraîna hors de la piste.
— Ça s’est mal passé avec Gelle-Klara Moynlin, hein ?
Je haussai les épaules.
— Ça continue. J’ai laissé mon double là-bas.
Elle m’installa dans un fauteuil et s’assit en face de moi. Les coudes plantés sur la table, le menton dans les mains, elle me dévisagea, soucieuse.
— Ah ! fit-elle avec un hochement de tête quand elle eut établi son diagnostic. Encore le cafard. Angoisse. Crise existentielle. La vieille rengaine, hein ? Et avant tout, Gelle-Klara Moynlin ?
— Avant tout, non, car il me faudrait un temps fou pour te dire tout ce qui me tracasse ; mais elle aussi me tracasse, oui. Elle est mariée, tu sais ?
— Hum.
— Ce n’est pas le fait qu’elle soit mariée, car moi aussi, je le suis… Et je ne voudrais pour rien au monde qu’il en soit autrement, crois-moi, Essie…
— Oh ! Robin ! gronda-t-elle. Je n’aurais jamais cru que cela m’ennuierait de t’entendre me dire ça, mais tu n’arrêtes pas de le répéter !
— Parce que c’est vrai, tout simplement, protestai-je, légèrement blessé.
— Mais je le sais que c’est vrai.
— Oui, je m’en doute, reconnus-je.
— C’est sûr que ces grandes fêtes, ça vous épuise, soupira Essie. Mais je m’amusais beaucoup quand tu n’étais pas à côté de moi.
— Désolé, mais franchement, Essie, je n’ai pas la tête à faire la bringue.
— Encore des lamentations, dit-elle avec un air de martyre. D’accord… Explique ce qui te tourmente, à présent.
— Tout, répondis-je vivement. L’accumulation, si tu veux.
— Ah ! fit-elle.
Elle réfléchit un instant et soupira :
— Ce que tu peux être torturé quand même, cher Robin. Tu devrais peut-être revoir ton programme de psychanalyse, Sigfrid von Shrink.
— Non !
— Ah ! répéta-t-elle. (Elle réfléchit encore, puis ajouta :) Tu sais quoi, cher vieux cafardeux ? Si on s’éclipsait pour aller voir des films du pays, d’accord ?
Elle n’attendit pas ma réponse. La Spirale et les invités disparurent. Nous regardions un enfant assis sur un banc. Comme tout le reste dans l’espace gigabit, ce n’était pas un vrai film, mais une simulation par ordinateur. Mais tout y était, jusqu’à l’odeur et le froid.
La scène m’était familière. C’était l’enfant que j’avais été des décennies et des décennies auparavant.
Je frissonnais, non pas à cause de la température. L’enfant Robinette Broadhead était assis, tout recroquevillé, sur le banc d’un parc. On appelait cela un parc mais c’est un bien grand mot. Le paysage aurait pu être beau car les collines du Wyoming se dressaient derrière l’enfant-moi. Seulement, de gros nuages de fumée flottaient dans une grisaille où l’on voyait danser des particules d’hydrocarbures. Les arbres décharnés étaient recouverts de suie et de graisse. L’enfant que j’avais été était vêtu en fonction du rude climat : il portait trois pulls, une écharpe, des gants, une casquette à oreillettes. Son nez coulait et il lisait un livre. J’avais… quoi ? Dix ans, peut-être bien. Et je toussais en lisant.
— Tu te souviens, cher Robin ? Pour toi, c’est le bon vieux temps, dit Essie, invisible à côté de moi.
— Le bon vieux temps, éructai-je. Tu as encore fouillé dans mes souvenirs, l’accusai-je sans être vraiment en colère, car depuis longtemps, nous avions réciproquement fouiné dans tous nos stocks de souvenirs.
— Mais regarde, cher Robin. Regarde donc comment c’était, à cette époque.
Je connaissais bien ces lieux. Il s’agissait des Mines Alimentaires où j’avais passé toute mon enfance ; les mines de schiste du Wyoming. On extrayait cette roche pour la faire cuire ; puis l’huile servait à nourrir des levures et des bactéries utilisées dans la fabrication des protéines monocellulaires, la seule nourriture de la majorité de la race humaine, alors affamée et trop nombreuse. Dans ces villes minières, l’odeur d’huile vous collait à la peau toute la vie, et en général, la vie était brève.
— Je n’ai jamais dit que ce vieux temps était un bon vieux temps, rectifiai-je.
— Exact, s’écria Essie, triomphante. Ce bon vieux temps était une époque atroce. Pire que maintenant, non ? Les enfants sont-ils encore obligés de grandir en respirant un air saturé d’hydrocarbures, meurent-ils parce qu’ils ne peuvent s’offrir la Médication Totale ?
— Tu as sans doute raison, mais pourtant…
— À cette époque, pas très lointaine, toute la Terre était surpeuplée et crevait de faim. La guerre et la colère grondaient. Les Terroristes, Robin. Tu te souviens de toute cette violence et de tous ces meurtres absurdes ?
— Je n’ai rien oublié.
— Bien sûr. Et qu’est-il arrivé, Robin ? Je vais te le dire. Tu es arrivé. Toi et ces centaines de prospecteurs kamikazes de la Grande Porte. Vous avez découvert la technologie heechee et l’avez ramenée sur la Terre. Découvert de nouvelles planètes habitables et le moyen d’y transporter les Humains. C’était comme la découverte de l’Amérique, mais en mille fois plus grand. À présent, plus aucun pays de la Terre n’est surpeuplé, Robin. L’air n’est plus pollué par les moteurs à essence et les rejets des fusées. On a des boucles pour se placer en orbite et de là, aller partout dans l’espace. Tout le monde est assez riche pour pouvoir se soigner et même s’offrir des transplantations d’organes. Et ces organes, on les fabrique à partir du matériel CHON. Plus besoin d’attendre la mort de quelqu’un pour récupérer des pièces de rechange d’occasion sur un cadavre. Et tu as joué un très grand rôle dans ces progrès. Grâce à toi, la vie barbaque a été prolongée de plusieurs décennies. Et on sait transcrire l’esprit pour vivre encore plus longtemps. Là encore, tu as participé au financement de cette technique et j’ai aidé à la mettre au point, si bien que maintenant la mort n’est plus une fatalité. Tu ne vois pas de progrès ? Et pourquoi ? parce que le cafardeux Robinette Broadhead regarde les délicieux festins qui sont aujourd’hui le plat quotidien des vivants et qu’il ne voit qu’une chose : que ce festin se transformera… en merde.
— Mais il y a l’Ennemi, m’entêtai-je.
Essie éclata de rire. Un rire franc. Le Wyoming disparut. Nous nous retrouvâmes dans la Spirale et elle se pencha pour me donner un baiser sur la joue.
— L’Ennemi ? fit-elle avec tendresse. Oh ! oui l’Ennemi fait partie de tes soucis. Mais tu trouveras la solution, comme tu en as toujours trouvé une. Chaque chose en son temps, Robin. Et pour l’heure, un travail sérieux nous attend : danser.
Elle était merveilleuse, mon Essie. Qu’elle soit vraie ou portable.
Ses arguments étaient inattaquables sur le plan de la logique. Je m’inclinai donc devant cette logique. Je ne puis dire que j’étais vraiment joyeux, mais la novocaïne avait suffisamment atténué ma douleur pour que je parvienne à me distraire. Je dansais. Je faisais la fête en compagnie d’Essie et d’une demi-douzaine de stockés. Des couples évoluaient avec une extrême lenteur sur une musique que les stockés n’entendaient pas. Parmi eux, Cassata tournait comme un zombie, une jolie petite Orientale dans les bras. Lorsque nous commençâmes à chanter de vieilles chansons, cela ne parut pas gêner ces danseurs. Je chantai avec les autres, même lorsqu’ils entamèrent d’anciennes ballades russes à la gloire des trolleybus et de la route de Smolensk.
Je sentis une tape sur mon épaule, alors que nous nous penchions vers le vieux piano. Je découvris le visage souriant d’Albert.
— Très belle voix, Robin, me félicita-t-il. Et tu parles bien le russe maintenant.
— Chante avec nous, l’invitai-je.
— Je ne pense pas… Robin, il s’est passé quelque chose. Tous les principaux circuits de radiodiffusion sont tombés en panne il y a mille cinq cents millisecondes environ.
— Oh ? (Il me fallut un moment pour assimiler cette nouvelle. Puis je déglutis et dis :) Oh ! Cela ne s’est jamais produit.
— En effet, Robin. Je suis venu parce que j’ai pensé que le général Cassata saurait peut-être pourquoi. (Il jeta un coup d’œil en direction du général et de sa belle qui tournaient en rond sans but.)
— On le lui demande ?
Mais avant qu’il ne puisse répondre, Essie nous avait rejoints :
— Quoi ? fit-elle durement. (Une fois mise au courant, elle s’exclama sous le choc :) Impossible ! Beaucoup de circuits sont indépendants et beaucoup sont doublés.
— Je ne pense pas que ce soit une panne, Mrs Broadhead, dit Albert.
— Alors quoi ? Encore une décision absurde de Mâchoires ?
— C’est certainement un ordre de Mâchoires mais je crois que cet ordre a été donné à cause d’un événement qui s’est produit sur la Terre. Je n’arrive pas à deviner de quoi il s’agit.